Depuis l’Antiquité, les cliniciens testent sur eux-mêmes leurs hypothèses et traitements non éprouvés. Un mode d’expérimentation qui peut paraître fantasque aujourd’hui, mais qui a pourtant permis de grandes avancées médicales.
Il y a plus de 20 ans, personne – ou presque – n’avait entendu parler d’ARN messager (ARNm) synthétique. Dans son laboratoire de l’hôpital universitaire de Tübingen, Steve Pascolo, cofondateur de Curevac, fait partie de la minorité à œuvrer au développement de cette technologie. Pionnier, l’immunologiste français est le premier homme à avoir reçu, en 2003, plusieurs injections d’un ARNm exprimant la luciférase, enzyme émettant de la lumière fabriquée par les lucioles, avant de lancer les premiers essais cliniques d’un « vaccin anticancer ».
« Mon équipe et moi-même avions démontré, au préalable, l’innocuité chez l’animal de cet ARNm synthétique. Néanmoins, avant de l’administrer à des volontaires sains, je voulais m’assurer que le produit était bien lu par les cellules humaines, que cela donnait bien la protéine attendue et surtout vérifier que l’ARNm disparaissait après quelques heures. À l’époque, réaliser cette étape intermédiaire sur moi m’a semblé évident. Cela n’était absolument pas obligatoire bien sûr, mais éthiquement je trouvais cela plus juste, et puis c’était pratique », relate le chercheur avant d’insister : « Ces auto-expérimentations ont été possibles car la loi allemande le permettait à l’époque. Tout cela était encadré, je ne le faisais pas dans un coin du labo sans rien dire à personne ». Cette expérience a d’ailleurs été publiée en 2007 dans une revue du groupe Nature.

Steve Pascolo
Chercheur français, premier homme au monde à recevoir des injections d’ARNm synthétique.
Ingérer de l’Helicobacter pylori
Deux décennies plus tôt, le médecin australien, Barry Marshall, décida d’expérimenter sur lui-même sa thèse selon laquelle Helicobacter pylori provoquait des ulcères de l’estomac. Pour cela, il n’hésita pas à ingurgiter une fiole contenant la fameuse bactérie. S’ensuivirent de sévères maux de ventre et des vomissements durant une dizaine de jours qui prendront fin grâce à un traitement antibiotique.
Si dans les années 1980, ce début de preuve ne convainc pas la communauté médicale qui resta persuadée que le stress et une mauvaise alimentation font le lit des ulcères, le rôle de la bactérie est confirmé dans les années 1990, notamment grâce à de larges études et essais rigoureux. La consécration ultime arrive en 2005 lorsque Barry Marshall et son collègue Robin Warren obtiennent le prix Nobel de physiologie.
Barry Marshall
Médecin australien, prix Nobel de médecine, connu pour avoir ingéré de l’Helicobacter pylori et prouvé que cette bactérie provoquait des ulcères de l’estomac.
Tester soi-même des anesthésiants
Si les histoires de ces deux scientifiques font figures d’exceptions au XXIe siècle, de tout temps les cliniciens ont soumis leurs corps, et parfois leur propre vie, à l’épreuve de leurs hypothèses. Des prises de risques qui ont fait progresser la science en apportant des découvertes fondamentales et des traitements toujours utilisés à ce jour, notamment dans le domaine des maladies infectieuses et des vaccins, ou encore de l’anesthésie.
L’anesthésiologie est, en effet, le fruit d’une succession d’auto-expérimentations aussi dangereuses qu’innovantes. On doit, par exemple, l’utilisation du protoxyde d’azote à un dentiste américain, Horace Wells, qui accepta, en 1844, de se faire arracher une molaire gâtée après quelques bouffées de ce gaz hilarant alors utilisé dans les foires ou fêtes mondaines.
Un siècle plus tard, ce sont les vertus myorelaxantes des curares que le Dr Frederick Prescott étudia sur lui. Si les effets étaient bien décrits chez l’animal, on ignorait les doses requises pour paralyser un être humain. Le clinicien américain demanda alors qu’on lui administre des doses croissantes. Si l’incapacité de se mouvoir et de communiquer le chamboula au point de ne plus vouloir retenter l’expérience, ses travaux ont permis l’essor de l’anesthésie générale.
Horace Wells
Dentiste américain, a testé le protoxyde d’azote pour se faire arracher une molaire.
Se coucher dans les lits souillés des malades morts de la fièvre jaune
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’auto-expérimentation accéléra également le savoir sur les maladies infectieuses. Ainsi, on doit à Stubbins Ffirth, étudiant en médecine à l’université de Pennsylvanie, la preuve que la fièvre jaune n’est pas contagieuse. Pour parvenir à cette affirmation, le téméraire carabin s’était couché dans les lits souillés des malades morts de cette terrible fièvre hémorragique, avait appliqué sur des plaies du vomi, de la salive et s’était injecté du sang des malades. Sorti indemne de ses expériences, il avait conclu que la maladie « ne se transmet sans doute pas de personne à personne, et sûrement pas par contagion ».
Quelques décennies plus tard, à Cuba, des médecins américains dirigés par le Dr Walter Reed feront la démonstration que la fièvre jaune se transmet par la piqûre des moustiques en s’offrant aux insectes. Plusieurs de ces médecins y succomberont. Des travaux qui rendront possible l’invention du vaccin par Max Theiler, prix Nobel de médecine en 1951 et premier cobaye de ce sérum révolutionnaire, encore utilisé aujourd’hui.
Pour autant, ces succès individuels ne doivent pas occulter les nombreuses limites de ce mode d’expérimentation archaïque. Aussi, à la fin du XIXe siècle/début du XXe, l’usage des statistiques, des données chiffrées, de la comparaison entre des groupes semblables, ainsi que la randomisation pour neutraliser tous les effets du hasard prennent toute leur place dans un contexte de rationalisation des pratiques médicales et des choix thérapeutiques sur la base de preuves intangibles. Dès 1862, l’Agence américaine du médicament conclut à la nécessité de mener des essais cliniques à grande échelle et randomisés pour s’assurer de la non-toxicité des produits et de la véritable efficacité des molécules développées et commercialisées par une industrie chimique grandissante. ■
Stubbins Ffirth
étudiant américain en médecine, s’est couché dans les lits souillés des malades morts de la fièvre jaune, a appliqué sur des plaies du vomi, pour prouver que cette maladie n’était pas contagieuse.