Affaire Urgo : 8 000 pharmaciens dans la tourmente

Champagne, montres de luxe, iPhones… 8 000 pharmaciens sont soupçonnés d’avoir perçu pas moins de 55 millions d’euros de cadeaux de la part d’Urgo, entre 2015 et 2021. Désormais, les auditions pénales se poursuivent.

L’affaire a éclaboussé la profession jusqu’au plus haut sommet de l’État. Restée jusqu’alors confidentielle, l’affaire Urgo a pris une tournure nationale fin décembre. Moins de 24 heures après sa prise de fonction à la tête du ministère de la Santé, dans la foulée de la démission d’Aurélien Rousseau, Agnès Firmin Le Bodo se voit reprocher par Mediapart d’avoir reçu pas moins de 20000 euros de cadeaux de la part du laboratoire, spécialiste des pansements et des compresses. 

Quinze bouteilles de champagne, deux iPhones, un téléviseur incurvé, des montres et des coffrets Relais & Châteaux pour des week-ends… Les cadeaux auraient été offerts par Urgo entre 2015 et 2020, alors que la pharmacienne devenue ministre était encore titulaire d’une officine au Havre. Une pharmacienne parmi 8 000 autres confrères de toute la France à avoir participé aux pratiques illégales d’Urgo entre 2015 et 2021. 

Un catalogue saisonnier

Strasbourg, Nice, Carcassonne, Auxerre… Pendant cinq ans, des milliers de titulaires ont accepté de troquer des remises du laboratoire contre des avantages en nature. « Une stratégie commerciale basée sur l’octroi d’avantages en nature illicites à des pharmaciens d’officine », mise en place par les équipes des Laboratoires Urgo et des Laboratoires Urgo Healthcare « dans le but d’augmenter leurs marges, leurs bénéfices et leurs parts de marché au détriment de leurs concurrents », constate la direction générale de la répression des fraudes (DGCCRF) début 2023. 

Dans les faits, « un catalogue d’articles était spontanément proposé au pharmacien, à la fin de la commande, par les salariés d’Urgo », raconte Me Éric Thiebaut, avocat associé chez JurisPharma, qui défend désormais plusieurs pharmaciens concernés. Lors de ses visites commerciales, le représentant d’Urgo « proposait au pharmacien de convertir des remises par un avantage en nature en choisissant un article sur un catalogue saisonnier », poursuit l’avocat. 

Sur ces catalogues – « que les représentants ne laissaient jamais dans l’officine », ajoute la robe noire – aucun montant en euros. Y étaient inscrits uniquement des points, fixés en fonction des montants achetés et des remises. Vins de Bordeaux, champagne, montres connectées, smartphones, robots de cuisine, week-ends, tablettes, lampes de bureau… « Les commerciaux expliquaient d’ailleurs au pharmacien que ces points pour obtenir les cadeaux périmaient», poursuit Me Thiebaut. 

Or, la pratique relève de l’infraction, tant pour Urgo qui le proposait que pour les pharmaciens ! « Tout comme le fait d’octroyer un avantage illégal, le fait de l’accepter est passible d’une sanction en application du dispositif « anticadeaux » : la sanction encourue est d’un an d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, et peut être assortie de peines complémentaires comme l’interdiction temporaire ou définitive d’exercer ou la confiscation du produit de l’infraction (cadeaux reçus)», illustre la DGCCRF. 

55 millions d’euros de cadeaux 

Avec 8 000 pharmaciens concernés sur un total d’environ 25 000 titulaires, un tiers des confrères pourraient avoir cédé à la tentative des cadeaux à points. 

« D’un point de vue géographique, taille, chiffre d’affaires, structure juridique, tous les types de pharmacies sont concernés », souligne Me Thiebaut. Avec toutefois une part plus importante de pharmacies touchées « lorsqu’elles sont à côté d’Ehpad, car beaucoup de pansements et de compresses y sont achetés, mais aussi dans les villes très prisées par les retraités, où des infirmières passent tous les jours récupérer ce matériel ». 

Au total, entre 2015 et 2021, Urgo a versé l’équivalent de 55 millions d’euros d’avantages en nature. Soit une moyenne de 6 000 euros par pharmacien. 

« J’avais confiance en lui et je me suis fait couillonner »

Une enquête nationale a été lancée en 2021 par la DGCCRF de Bourgogne-Franche-Comté conjointement avec la section de recherche de gendarmerie de Dijon, région dans laquelle sont établis les sièges sociaux d’Urgo et de ses filiales. 

En janvier 2023, le groupe plaide coupable et est condamné à une amende de 1,125 million d’euros, dont 625 000 euros avec sursis, et la confiscation de plus de 5,4 millions d’euros ayant fait l’objet d’une saisie pénale. 
Désormais, les auditions des pharmaciens impliqués entamées au printemps 2023 se poursuivent, région par région. Le 13 novembre dernier, le coup de massue tombe pour Marc Alandry, pharmacien dans l’Aude. Après avoir perçu environ 14 000 euros d’avantages en nature de la part d’Urgo, le titulaire est condamné par le tribunal judiciaire de Carcassonne à une amende de 17 500 euros. « J’ai cru que ces cadeaux étaient une façon de récompenser notre fidélité », raconte le pharmacien dans les colonnes du Parisien. « J’avais confiance en lui et je me suis fait couillonner ». 

« Les pharmaciens se sentent trahis par Urgo », confirme Éric Thiebaut qui s’étonne de la différence de sanction entre Urgo et les pharmaciens. 

« Urgo a versé 5,9 millions d’euros d’amende pour des avantages en nature d’une hauteur de 55 millions, soit 10,7 % du montant de l’infraction. Alors que sur ce premier jugement de Carcassonne, le pharmacien a reçu une amende qui correspondant à 125 % des avantages en nature reçus », résume l’avocat associé chez JurisPharma. 

Position dominante ? 

Pour l’heure, les auditions pénales de pharmaciens se poursuivent et devraient précéder d’autres convocations devant les tribunaux. « J’ai l’intention de pointer la bonne foi des pharmaciens, mais aussi la création par Urgo de ce système qui prenait les pharmaciens pour des proies faciles », avance Éric Thiebaut. 

L’avocat s’étonne également que le laboratoire français n’ait pas été inquiété pour « abus de position dominante ». Un délit qui consiste pour une entreprise dominante sur le marché à utiliser des pratiques commerciales anticoncurrentielles dans le but de préserver ou d’augmenter sa position. 

Ces pratiques sont réprimées par le Code du commerce ainsi que par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), « mais pour l’heure, aucune autorité ne s’en est saisi, je suis surpris », ajoute Me Thiebaut. ■