Gaz moutarde : le traitement né du chaos

S.F. Alexander est un médecin, lieutenant-colonel américain, spécialisé dans la guerre chimique. En 1943, suite à un bombardement allemand, il découvre que le gaz moutarde peut réduire la taille des tumeurs cancéreuses des ganglions lymphatiques.


Le saviez-vous ?

Mis au point par le chimiste allemand Fritz Haber, ce composé chimique cytotoxique et vésicant est visqueux, incolore et inodore. Sa première forme impure avait une odeur de moutarde, d’ail ou de raifort, d’où son nom de gaz moutarde. Il porte également le nom d’ypérite, faisant référence au lieu de sa première utilisation.

Les dommages causés par le gaz aux différents organes touchés engendrent une très forte incapacité, voire entraînent la mort du sujet.

Pour ces raisons, il a été utilisé comme arme chimique notamment durant la Première Guerre mondiale, et lors des conflits coloniaux. 


Une explosion qui change tout… 

En 1943, l’arme redoutable de la Première Guerre mondiale, provoquant brûlures et œdèmes, le gaz moutarde, fait son entrée dans le domaine de la chimiothérapie. Le 2 décembre 1943, la Luftwaffe allemande parvient à bombarder la ville italienne de Bari, mais elle ignore alors qu’un navire américain transportant secrètement 2 000 bombes de gaz moutarde, est amarré au port. L’embarcation finit par exploser, disséminant dans un nuage de fumée  le contenu des obus d’ypérite. Le toxique sera inhalé par au moins un millier de civils et marins. 

Dans les jours qui suivent, plus de 600 personnes perdent la vie. Le médecin et lieutenant-­colonel américain Stewart Francis Alexander, spécialiste de la guerre chimique, est alors chargé d’autopsier et d’analyser les corps. Son examen révèle un taux anormalement bas de globules blancs chez les personnes ayant été en contact avec le gaz et déduit que la substance irritante possède des propriétés leucopéniantes. 

Ces observations viennent confirmer une étude de 1919, menée par le cardiologue américain, Edward Bell Krumbhaar et sa femme Helen Dixon Krumbhaar, qui concluait que l’ypérite exerce sur la mœlle osseuse une action toxique directe, générant une inhibition du processus de régénération. Sans mentionner toutefois son utilité thérapeutique.

…mais une découverte qui ne date pas d’hier

C’est en 1822 que Cesar Mansuète Despretz, chimiste belge, découvre par hasard la première forme du sulfure d’éthylène dichloré. 

Avec cette découverte, les connaissances sur le gaz moutarde progressent jusqu’à attirer l’attention de l’armée allemande en 1913. Hans Thacher Clarke, chimiste britannique et Hermann Emil Fischer, un confrère allemand, travaillent à remplacer le trichlorure de phosphore par de l’acide chlorhydrique concentré. Hans finit par être hospitalisé pendant deux mois à cause de graves brûlures, après qu’une flasque contenant le mélange se soit brisée. Cet incident attirera l’attention de l’armée et enclenchera une production d’armes chimiques lancée à grande échelle à partir de la Première Guerre mondiale. 

Malgré le Protocole de Genève de 1925, la substance continuera d’être produite et étudiée. En 1929, des expériences menées sur des souris par un biochimiste israélien, Isaac Berenblum, montrent que l’ajout de gaz moutarde réduit la taille des tumeurs cancéreuses des ganglions lymphatiques. Fort des tests in vivo, ne présentant pas d’effets néfastes sur les organes internes, le produit est testé sur 13 patients souffrant d’un cancer cutané. Les résultats s’avèrent concluants puisqu’une réduction drastique de la taille de la tumeur est observée. Six à huit mois après, aucune récidive n’est visible et la peau est régénérée. Néanmoins, le suivi ne sera pas réalisé à plus long terme.

Et après ?

Finalement, il faudra attendre les années 1950, à la suite de nombreuses études faisant varier les dosages, les molécules et les rythmes d’administration, pour que certains de ces dérivés de gaz moutarde trouvent une place dans l’arsenal thérapeutique, jusqu’à nos jours, avec par exemple le cyclophosphamide. Cette molécule est souvent employée en oncologie, pour différentes formes de lymphomes, les cancers de l’ovaire et du sein, certains types de cancers des globules blancs, ou encore le cancer bronchique. ■