Lien ville-hôpital : « Je t’aime… Moi non plus ! »

Les pharmaciens de ville ont besoin de leurs confrères hospitaliers et réciproquement. Le virage ambulatoire et la crise Covid l’ont prouvé. Pourtant, faute de moyens humains et financiers et de volonté politique, certaines barrières demeurent.

L’interprofessionnalité ville-hôpital gagne chaque jour du terrain, mais ces deux univers n’ont ni les mêmes codes ni les mêmes modes de fonctionnement ou de rémunération. Leurs horaires de travail diffèrent également ! Pour repenser les rôles et les responsabilités de chacun, la Loi HPST de 2009 a permis au pharmacien officinal de se réapproprier son rôle pivot de professionnel de santé de proximité avec une nécessaire coordination entre ville et hôpital autour de l’accompagnement du patient. L’arrivée des bilans partagés de médication (BPM) est un pas de plus vers ce lien sacré au service du patient chronique, âgé et/ou polymédiqué.

 

Conciliation médicamenteuse : deux visions

Pour Jean-Michel Mrozovski, président du Comité de la valorisation de l’acte officinal (CVAO), il y a une confusion à ne pas faire entre conciliation médicamenteuse (CM) et bilan partagé de médication, même s’ils sont tous deux utiles et complémentaires. « À chacun ses spécificités, explique-t-il, en ajoutant : Le pharmacien de ville ne travaille pas comme le pharmacien hospitalier. La conciliation médicamenteuse se fait lors de l’hospitalisation, ce qui est une bonne chose car le patient a du temps pour son interlocuteur hospitalier. En ville, le patient est moins disponible et ne se sent pas obligé ou impliqué, et les pharmaciens doivent trouver le temps disponible. » Une vision de la pharmacie de ville est à créer avec une pratique de l’entretien très différente.
L’évidence serait peut-être de renforcer le rôle de clinicien du pharmacien officinal pour maîtriser la iatrogénie médicamenteuse, améliorer la pertinence et l’efficience de la prescription, et surtout lui assurer une vision holistique du patient.
Un point de vue pleinement partagé par Éric Ruspini, élu URPS pharmaciens Grand Est et trésorier de la Société française de pharmacie clinique : « Une discipline de santé centrée sur le patient dont l’exercice a pour objectif d’optimiser la thérapeutique à chaque étape du parcours de soins ». Renforcer cette mission de clinicien en ville passe par la réalisation des BPM et la CM, « une logique que l’on a toujours eue dans notre région, même si le lien ville-hôpital n’est pas naturel partout. Ce n’est pas du fait de l’officinal, mais plutôt de l’hôpital, qui manque de moyens humains ».

« Si le lien ville-hôpital n’est pas naturel partout, ce n’est pas du fait de l’officinal, mais plutôt de l’hôpital qui manque de moyens humains. »

Oncologie : un nécessaire rapprochement

L’un des premiers leviers de rapprochement entre la ville et l’hôpital est l’oncologie. Pour optimiser les parcours de soins des patients en sortie d’hospitalisation ou en ambulatoire, les URPS pharmaciens, médecins, infirmiers et biologistes de plusieurs régions, dont la Normandie, ont lancé des réseaux de cancérologie en lien avec le déploiement de l’e-santé. L’objectif est d’identifier les parcours de prise en charge et l’harmonisation des pratiques pour le suivi des patients sous chimiothérapie orale.
Guillaume Gaud, pharmacien et fondateur de Continuum+, n’a pas attendu l’arrivée des entretiens anticancéreux. Son idée de départ : « associer l’humain au numérique pour créer de l’impact, mieux gérer la dimension ville-hôpital et en réduire la fracture ». Ako@dom, sa solution de télé-suivi des patients chroniques à domicile, permet de contacter les professionnels de proximité du malade selon un protocole de suivi validé via une plateforme de partage d’informations. « Nous ne pensions pas relier les pharmaciens dans notre modèle initial, mais force est de constater une faille majeure entre les systèmes informatiques hospitaliers et de ville qui ne communiquent pas entre eux. Déficit non pallié ni par le DP ni par le DMP. Il fallait des outils dynamiques pour accompagner le pharmacien hospitalier et l’officinal au long du parcours de soins du patient. » L’accès dédié à la plateforme via la carte CPS permet d’atteindre des informations nominatives et plus fournies.

Relais et pivot, l’officinal est un interlocuteur de choix pour le patient atteint de cancer. Pour mener à bien les entretiens anticancéreux oraux, une concordance est nécessaire entre ce qui est dit à l’hôpital et en ville. « L’hospitalier a un accès naturel à un grand nombre d’informations, alors que c’est moins le cas pour le pharmacien de ville, qui risque de ne pas évaluer utilement la situation du patient, et l’amener à de possibles impairs. Afin d’éviter ces écueils, il est essentiel de faire preuve d’humilité, d’écoute et de compréhension des biais psychologiques associés à la maladie », estime Jean- Michel Mrozovski. Autre idée invoquée par le président du CVAO : faire en sorte que le programme personnalisé de soins remis au patient lors du dispositif d’annonce soit également adressé au pharmacien.

 

Foisonnement d’expérimentations et d’initiatives locales

Dans cette lignée, le centre hospitalier de Lunéville, en Meurthe-et-Moselle, a lancé en 2013 le dispositif Medisis de sécurisation du parcours de soins du sujet âgé et de sa prise en charge médicamenteuse. Le projet vient d’obtenir un avis favorable du Comité technique de l’innovation en santé pour une expérimentation de 3 ans dans le cadre d’un article 51. « Pour limiter le risque très important de réhospitalisation des patients dans les 30 jours, l’hospitalier appelle le pharmacien de ville, formé, qui reçoit le patient tous les 7 jours, explique Éric Ruspini. Un premier entretien lui enseigne l’auto-observance, le deuxième la mise en place de dispositifs pour agir en cas d’urgence et le dernier l’aide à préparer sa consultation avec le gériatre. Un vrai plus pour le patient et le lien avec l’hôpital. »
Les services et outils reliant ville et hôpital se décloisonnent progressivement. La passerelle santé de l’AP-HM, lancée en partenariat avec Pharmagest, en est un bon exemple. Elle vise à partager les flux d’informations de santé entre établissements hospitaliers, Ehpad, médecins de ville et pharmaciens. L’AP-HM dispose ainsi de l’accès à la délivrance des médicaments de ville et transmet en retour à l’officinal les informations utiles liées aux consultations. Le pharmacien est assuré de garder le contact avec son patient au domicile et le dialogue avec les autres acteurs de santé s’en voit renforcé.

Mais pourquoi une telle parcellisation d’initiatives cantonnées à un échelon régional et une fragmentation des équipes ? « De tels services cherchent encore leur modèle économique, précise Guillaume Gaud. Passer à l’échelle nationale nécessite un modèle suffisamment robuste. L’investissement ne peut être pérenne sans être englobé via la esanté avec des systèmes qui doivent communiquer entre eux. » Outre la question de la sécurisation des données, un enjeu de taille demeure : qui va en supporter le coût ?
Certains freins restent à lever, comme les contacts pris entre équipes hospitalières et pharmacies de ville. « La disparité de la qualité des échanges demeure importante », constate Jean-Michel Mrozovski. Pour envisager un avenir serein, les pharmaciens doivent pouvoir s’inscrire dans le changement et adopter ces nouveaux outils de manière active… à condition qu’une rémunération à la hauteur y soit également attachée.


Covid, un accélérateur du lien ville-hôpital

La crise sanitaire a renforcé le lien ville-hôpital à vitesse grand V ! Éric Ruspini y voit plusieurs raisons. « La première tient aux vaccins Pfizer mis en place dans les officines à destination des Ehpad et médecins ». Après la distribution de masques, la réalisation des tests antigéniques et la vaccination en centres, l’interprofessionnalité n’a jamais été aussi forte. L’autre rapprochement est venu du dispositif dérogatoire permettant aux officines sollicitées par une PUI de dispenser le traitement d’un patient en ambulatoire. « Certes, il y aura des ajustements à faire, car l’officinal sert davantage de boîte aux lettres, mais ce dispositif a créé du lien », rappelle Éric Ruspini, pour qui l’entraide est quotidienne. « Travaillant avec un Ehpad, j’ai redonné des seringues à l’hôpital pour qu’il puisse vacciner. Nous avons les hospitaliers tous les jours au téléphone. » Le Covid a mis en évidence l’intelligence des territoires. Reste à ne pas oublier de se tourner vers les URPS, relais des ARS, pour obtenir les outils, les financements et pourquoi pas… faire bouger les lignes en profondeur. •