Vente en ligne, l’étau se desserre

Le Conseil d’État a annulé pour excès de pouvoir l’arrêté du 20 juin 2013 relatif aux bonnes pratiques de dispensation des médicaments sur Internet. Une victoire pour les sites existants, mais temporaire.

Ce sont des raisons procédurales, et non de fond, qui ont conduit le Conseil d’État à annuler, le 16 mars, le fameux arrêté de bonnes pratiques encadrant la vente en ligne de médicaments. Une décision qui crée un vide juridique, comme le rappelle Barbara Bertholet (cabinet Adamas), avocate à Lyon (69). « En droit, une annulation produit un effet rétroactif, explique-t-elle. Il se trouve que le Conseil d’État a la faculté d’aménager les effets de l’annulation. Or, dans ce cas précis, il a considéré que sa décision n’aurait pas de conséquences excessives. L’annulation est donc de fait rétroactive ».

Il n’en reste pas moins que des bonnes pratiques doivent être prises par arrêté ministériel, conformément au code de la santé publique. « C’est une obligation légale qui s’impose, relève Maître Bertholet. Le vide juridique ainsi généré ne peut donc pas durer. L’une des causes de l’annulation étant que certaines dispositions dudit arrêté sont allées au-delà de l’habilitation donnée au ministre, le plus probable est qu’une nouvelle disposition légale, qui pourrait être prise dans le cadre de la loi santé actuellement en discussion, élargisse ses compétences en la matière. Dans ce cas, que fera la ministre ? Proposera-t-elle un texte moins restrictif ? La question se pose compte tenu notamment des débats de l’automne dernier à la suite du rapport Ferrand sur les professions réglementées. Mais cela est peu probable et les grands principes risquent d’être repris à l’identique. En attendant, les pharmaciens qui se sont vus refuser leur site pour des raisons issues de l’arrêté annulé pourraient, en théorie, demander une indemnisation à l’État… »

Une double réponse

C’est Philippe Lailler, titulaire de la pharmacie de la Grâce de Dieu, à Caen (Calvados), et pionnier de la vente de médicaments en ligne qui, le premier, a saisi le Conseil d’État contre l’arrêté ministériel. « Lorsqu’il a lancé son site, en novembre 2012, il n’y avait aucune réglementation, se souvient son avocate, Virginie Apéry-Chauvin. Et il a toujours mis les garde-fous nécessaires. Pour les médicaments sans ordonnance, les personnes peuvent commander et payer en ligne, puis se faire livrer à domicile par la poste. Les médicaments sur ordonnance peuvent, eux, être réservés par Internet mais les patients doivent les récupérer à l’officine avec l’ordonnance originale. Dans les deux cas, les patients doivent remplir un questionnaire et peuvent bénéficier du conseil d’un pharmacien. Une partie de l’arrêté pris par Marisol Touraine s’inspirait d’ailleurs de ce qu’il avait mis en place et rappelait aux titulaires leurs devoirs déontologiques et de conseil. Mais avec des dispositions contraignantes et non justifiées, comme l’obligation d’héberger le site chez un hébergeur agréé, ce qui est très onéreux, le gouvernement a fait un excès de zèle et voulu mettre des bâtons dans les roues de ceux qui avaient ouvert un site ou envisageaient de le faire. D’où la plainte de mon client et la double réponse du Conseil d’État : la ministre n’avait pas compétence pour prendre cet arrêté qui, de surcroît, aurait dû être soumis à la Commission européenne ».

À l’instar de sa consœur lyonnaise, Virginie Apéry-Chauvin redoute que Marisol Touraine reprenne un arrêté de bonnes pratiques dans les mêmes termes que le précédent. « On risquerait de revenir au point de départ : on réattaquera, confie-t-elle. Pour ma part, j’espère que la Commission européenne critiquera ce nouvel arrêté pour non-justification de santé publique. La réalité est que les sites se développent, qu’ils marchent bien et que les pharmaciens font leur travail. Philippe Lailler a pratiquement doublé son chiffre d’affaires grâce à Internet. Il n’y a aucune raison de mettre des freins, sauf à empêcher les sites français d’être compétitifs. Même les syndicats, plutôt timides au début, défendent aujourd’hui la vente en ligne ».

Des poursuites fragilisées

C’est aussi ce qu’a constaté Cédric O’Neill, cofondateur et président de 1001pharmacies.com, la première plateforme communautaire de vente en ligne : « Les syndicats de pharmaciens qui étaient contre la vente en ligne il y a deux ans ont mis de l’eau dans leur vin et se prononcent pour le regroupement d’officines, au même titre que les centrales d’achats, avec les mêmes avantages », se réjouit le jeune entrepreneur, qui a rallié à sa cause vingt députés de gauche avec lesquels il a déposé un amendement à la loi de santé justement pour lever l’interdiction d’un site commun à plusieurs officines. « La vente en ligne doit être encadrée pour garantir les bonnes pratiques, concède-t-il. Il faut poser un minimum d’exigences, mais rester souple. La décision du Conseil d’État devrait nous offrir l’opportunité de nous remettre autour de la table. Or, on consulte l’Ordre et les syndicats, mais pas les acteurs qui ont déjà créé leur site. Je le regrette ».

L’annulation de l’arrêté fragilise en tout cas les poursuites fondées sur ce texte engagées par l’Ordre. Cédric O’Neill, qui s’était vu ordonner la fermeture de son service informatisé de livraison de médicaments à domicile à la suite d’une plainte de l’institution pour exercice illégal de la pharmacie et vente de médicaments par Internet déguisée, compte bien le signifier lorsque son affaire sera rejugée en appel. « La vente en ligne va dans le sens de l’histoire, conclut-il. Faisons en sorte d’être le mieux positionné avec les officines françaises, plutôt que de les soumettre à un cadre moins favorable que les concurrents étrangers, créant une ‘‘discrimination à rebours’’ selon le terme de l’Autorité de la concurrence. Car la distorsion de la législation en Europe existe bel et bien, comme nous le rappellent certains offreurs anglais, belges, allemands ou néerlandais. Je ne comprends pas le statu quo français, qui empêche de préparer le futur ».

Une question de temps

Chez Doctipharma, la plate-forme de services « Mon pharmacien en ligne », on se montre aussi prudent que patient. « Nous sommes dans l’expectative, confirme sa directrice générale, Stéphanie Barré. L’annulation de l’arrêté est, pour le moment, temporaire et nous plonge dans une sorte de no man’s land. Il est normal d’imposer des modalités, mais ce texte allait beaucoup trop loin. Je pense notamment à l’interdiction du référencement payant. Cela posé, on ne va pas tout révolutionner sans savoir ce qui va sortir ». Du coup, la plate-forme va rester fidèle à sa vocation : accompagner les pharmaciens dans un univers complexe. « Vendre sur Internet, c’est compliqué, quel que soit le produit, reprend Stéphanie Barré. Ça l’est d’autant plus lorsqu’il s’agit de médicaments, avec une réglementation stricte. Certains ont crié victoire, mais je crois qu’il est urgent d’attendre. Il faudrait en même temps un allègement des règles et la garantie offerte à tous les Français que le pharmacien est présent à chaque étape de la dispensation. De ce point de vue, il faut que les instances et le gouvernement accompagnent ce dernier. Nous avons besoin, en France, d’une offre digne de ce nom ».

À l’Ordre justement, on a pris acte de la décision du Conseil d’État. « Cet arrêté ne s’applique plus, commente Alain Delgutte, président de la section A. Nous le regrettons car c’était un texte clair, qui insistait beaucoup sur la sécurité du patient. Oui, nous sommes un peu déçus mais, d’une part, il existe malgré tout encore des règles – le décret de janvier 2013 est toujours en vigueur – et, d’autre part, la vente de médicaments via Internet reste un acte de dispensation comme un autre, donc le code de déontologie s’applique ». Pour l’élu ordinal, ce n’est qu’une question de temps avant de donner une nouvelle base légale à ce texte : « C’est juridiquement inéluctable. On ne peut rester immobile dans un monde qui bouge. Les lois progressent, l’exercice officinal se modifie. Il faut l’accompagner ».

En attendant…

C’est pour des raisons purement techniques que le Conseil d’État a annulé l’arrêté ministériel de bonnes pratiques encadrant la vente en ligne des médicaments de médication officinale. Trois plaignants – Philippe Lailler, titulaire à Caen (Calvados), la société Gatpharm qui gère le site Pharmashopi de Laurence Silvestre, titulaire à Domène (Isère), et la société Tant d’M, représentant la pharmacie de l’Ovalie à Montpellier (Hérault), membre de la plate-forme 1001pharmacies.com – avaient saisi la haute juridiction sur les conditions imposées par cet arrêté, dénonçant un excès de pouvoir de la ministre de la Santé. Le Conseil d’État leur a donc donné raison, jugeant notamment que « l’arrêté ministériel dépassait les limites de l’habilitation donnée par la loi au ministre ».
En attendant une éventuelle réaction des autorités sanitaires, par exemple avec un nouvel arrêté, les pharmacies en ligne françaises, adossées sur une officine physique, ne sont donc plus soumises aux contraintes énoncées par l’arrêté du 20 juin 2013. En revanche, les mesures encadrant le commerce électronique de médicaments par une pharmacie instaurées par le décret du 31 décembre 2012 sont toujours en vigueur (l’annulation de ce décret a été rejetée en Conseil d’État).