Dans le sillage du procès des viols de Mazan, la parole se libère autour de la soumission chimique. Entretien avec la Dr Leila Chaouachi, pharmacienne, fondatrice du CRAFS et experte nationale de l’enquête soumission chimique auprès de l’ANSM.
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Revue Pharma : En tant que pharmacienne, comment vous êtes-vous intéressée à la soumission chimique ?
Dr Leila Chaouachi : Au départ, j’ai suivi un cursus officinal. En travaillant à l’officine, j’ai pris conscience du degré d’attache de certains patients à leurs traitements benzodiazépines ou hypnotiques, mais également de leur errance, de leur souffrance et du nomadisme pharmaceutique. On aurait pu le voir sous le prisme du trafic ; personnellement, je l’ai vu sous celui de la santé publique. Ensuite, je me suis passionnée pour l’addictovigilance, puis pour les drogues et leur usage volontaire, avant de découvrir leur usage criminel. Je me suis donc spécialisée en criminalistique et en soumission chimique, avant d’être nommée experte à l’ANSM sur cette question.
À quel moment la prise de conscience autour de la soumission chimique a-t-elle eu lieu ?
Une libération de la parole s’est faite à l’automne 2021 avec, dans un premier temps, le #BalanceTonBar qui a ouvert la parole sur la soumission chimique en milieu festif. Cette vague, cette onde de choc, n’a jamais cessé jusqu’à la sortie du livre de Caroline Darian, la fille de Gisèle Pélicot, principale victime des viols de Mazan. Ce procès était effectivement hors norme du point de vue de sa dimension, de sa portée, du nombre d’accusés. Malheureusement, les violences sexuelles et la soumission chimique qui s’opèrent au sein du couple avec des médicaments accessibles dans l’armoire à pharmacie du foyer ne sont pas, elles, hors norme. Ce procès a été un point de non-retour. Nous ne pouvions plus détourner le regard. Désormais, sa résonance est internationale, comme le courage de Gisèle Pelicot et de sa fille.
Avec cette libération de la parole, pourquoi avoir fondé le CRAFS ?
Notre constat était simple : la libération de la parole est extrêmement vertueuse et la société civile a un pouvoir déterminant.
Néanmoins, nous avons malheureusement dû faire face à de très nombreuses idées reçues concernant la soumission chimique, tant sur le profil des victimes, des agresseurs, des lieux que sur les substances avec lesquelles ils agressent. Plus graves encore, des fake news sur le sujet nous ont forcés à engager un travail de pédagogie. En effet, de fausses astuces circulent sur internet pour « repérer » à l’œil nu un verre souillé par de la drogue : un liquide qui serait brumeux ou mousseux entre autres, alors que les agresseurs utilisent justement des substances incolores… Ces astuces n’ont aucune base scientifique, sont extrêmement anxiogènes et entretiennent l’idée que tout est affaire de prudence. Pire : lors de la vague de piqûres malveillantes dans des soirées étudiantes, des idées nauséabondes se propageaient affirmant que des personnes séropositives inoculeraient le VIH aux étudiants, volontairement… Ces nombreux préjugés circulaient alors qu’en parallèle aucune plateforme de ressources sur la soumission chimique accessible au grand public n’existait en France. D’où la création du CRAFS en octobre dernier.
Quelles sont les principales difficultés dans l’accompagnement des victimes ?
L’objectif est d’assurer une orientation et une prise en charge efficaces pour les victimes. En cas de suspicion de soumission chimique, on explique aux victimes que « c’est une course contre la montre », mais jusqu’alors on ne leur fournissait pas de boussole. Autre problème rencontré : les analyses toxicologiques réalisées dans des laboratoires experts sont conditionnées au dépôt de plainte. Cela est donc très compliqué de leur dire « si vous souhaitez être prise en charge et que l’on conserve vos preuves, il faut déposer plainte tout de suite » ; en effet, beaucoup ne portent pas plainte dans l’immédiat, ne s’en sentant pas capables tout de suite.
Les plaintes sont-elles rares ?
Oui, selon le service statistique du ministère de l’Intérieur, seulement 6 % des victimes de violences sexuelles portent plainte. De plus, elles ne sont pas davantage à recourir à un dispositif d’aide à l’accompagnement… Souvent, les victimes vivent un sentiment de culpabilité, ont une peur de ne pas être crues par la police ou leurs proches, souffrent d’amnésie. Elles peuvent aussi se sentir coupables d’avoir consommé elles-mêmes des substances, de l’alcool, du cannabis, de la cocaïne… Aussi, il est primordial qu’elles aient accès à des interlocuteurs qui connaissent les drogues, qui ne les stigmatisent pas.
Les agressions facilitées par les substances, qu’elles aient été administrées à leur insu – comme dans le cas de la soumission chimique – ou volontairement – on parle alors d’abus de vulnérabilité – restent un facteur aggravant dans la loi.
Concrètement, que se passe-t-il lorsqu’une victime vous contacte ?
Il y a trois portes d’entrée. La première : les victimes nous appellent directement et peuvent échanger avec des téléconseillères qui sont toutes pharmaciennes, formées aux violences sexuelles et psychotraumatiques. Deuxième possibilité, si elles ne souhaitent pas appeler : les victimes peuvent remplir un formulaire en ligne, raconter leur récit et choisir ou non d’être rappelées. Enfin, le recueil de témoignages a été mis en place pour celles qui ne veulent pas parler à quelqu’un, souvent parce que les faits sont anciens. Aujourd’hui, des personnes âgées nous écrivent car, désormais, elles savent ce que signifie un viol conjugal, qu’on leur décrivait à l’époque comme un devoir conjugal. Ces personnes se sont reconnues dans Gisèle Pélicot qui est, elle-même, septuagénaire. Ces témoignages sont ensuite intégrés dans nos enquêtes nationales.
De quand datent les premiers travaux sur la soumission chimique ?
Les agressions facilitées par les substances sont vieilles comme le monde. On les retrouve dans la littérature, dans les contes de fées où les princesses sont endormies. Tout le monde connaît le philtre d’amour entre Tristan et Iseut par exemple. Un philtre d’amour en 2025 s’appellerait plutôt une drogue du violeur. Il en est de même pour Circé, dans la mythologie grecque, qui utilisait la scopolamine pour envoûter les marins peu dociles.
Ce mode opératoire existe donc depuis toujours, mais les premières alertes en France ont été relevées en 1982, alors qu’une médecin légiste de Marseille a identifié des cas d’enfants « battus chimiquement ». Des enfants en état de léthargie auxquels les parents avaient administré des substances pour se soustraire à leurs obligations parentales, pour qu’un nourrisson arrête de pleurer, qu’un enfant dorme…
Puis, à la fin des années 1990, alors que la fièvre médiatique montait autour du GHB [acide gammahydroxybutyrique] en soirée, l’ANSM a demandé un état des lieux sur l’usage criminel des substances. On parlait alors de soumission médicamenteuse. Les premières enquêtes ont été publiées en 2003, grâce aussi aux avancées de la police scientifique et à la création de laboratoires experts capables de détecter la substance, même à l’état de trace.
En 20 ans, les substances utilisées par les agresseurs ont-elles évolué ?
Tous les ans, depuis toujours, les médicaments arrivent en première place des substances utilisées à des fins criminelles. On y trouve notamment les sédatifs, qui endorment et facilitent le passage à l’acte, avec en tête les benzodiazépines. Il peut y avoir des antihistaminiques, des antalgiques opioïdes, des neuroleptiques ou encore des antiépileptiques. Depuis 2021, les drogues gagnent aussi de plus en plus du terrain. En particulier, les stimulants comme la MDMA (principe actif de l’ecstasy) mais aussi de nouvelles drogues de synthèse comme la 3-MMC [3-méthylméthcathinone]. Ce sont des stimulants ; l’objectif de l’agresseur étant de désinhiber, d’euphoriser et d’hypersensualiser. Enfin, des drogues dissociatives, hallucinogènes, peuvent être utilisées. Le cannabis en fait partie, tout comme la kétamine, avec pour objectif de faire perdre à la victime la notion de réalité. Dans tous les cas, que l’on vous endorme, vous stimule ou vous dissocie, l’objectif est le même : réduire ou annuler vos capacités de défense pour faciliter un passage à l’acte.
Au comptoir, comment le pharmacien peut-il repérer les victimes ? Quels sont les signes d’alerte ?
D’abord, il faut comprendre que toutes les victimes ne s’ignorent pas… loin de là ! Une sur deux seulement présente une amnésie, partielle ou totale. Même si elles n’ont pas de souvenirs, elles repèrent elles-mêmes des signes d’alerte : se retrouver nue dans un endroit inconnu, dans la rue, avoir des ecchymoses… Les victimes peuvent souffrir de troubles de la vigilance, de somnolence, de vertiges ou de nausées, mais aussi se remémorer par « flash » : par exemple, elles se rappellent avoir donné leur code de carte bleue.
Dans le cadre de la soumission chimique associée à des maltraitances intrafamiliales, un rituel est souvent mis en place par l’agresseur. Ainsi, un enfant peut rapporter que « dès que papa ou ma nounou me donne ma soupe, je m’endors ».
En somme, la majorité des victimes n’ont pas besoin d’être repérées. En revanche, l’enjeu pour le pharmacien est de connaître le CRAFS, savoir qu’une ligne d’écoute existe et orienter son patient vers nous.
En officine, comment aider vis-à-vis des risques sanitaires ?
Le pharmacien doit répondre à l’urgence sanitaire. Déjà, en proposant une contraception d’urgence, indiquée même si la victime souffre d’amnésie. Ensuite, il doit prendre en compte le risque de contaminations infectieuses. C’est une course contre la montre, car la prophylaxie anti-VIH doit être mise en place dans les 48 heures. Pour l’hépatite B, on compte entre 48 heures et 7 jours. Il est donc important que le pharmacien oriente la victime très rapidement vers un CeGIDD.
Comment savoir si une personne âgée est victime de soumission chimique ?
Je pense que les pharmaciens ont un rôle très important à jouer pour prévenir la maltraitance chimique de personnes âgées. Un des signes qui peut alerter est le fait qu’un proche revienne très régulièrement prendre les médicaments de la personne âgée, prétextant qu’elle a perdu ses boîtes. Dans ce cas, le pharmacien peut orienter vers le CRAFS, mais aussi vers le 39 77, la plateforme nationale de signalement des maltraitances envers les personnes vulnérables.
Quelles sont les erreurs de communication à ne pas commettre face à une victime ?
Il faut toujours appliquer le principe d’écoute et de non-jugement. Ne jamais donner son avis sur la situation, ni porter un jugement sur le comportement qu’aurait pu avoir la victime. Ensuite, il convient d’adopter une position empathique. En tant que pharmacien, expliquez à la victime qu’une plateforme dédiée pour ce type d’acte criminel existe, et qu’elle est la plus à même de l’aider, et qu’en attendant vous allez gérer l’urgence sanitaire. Ensuite, il faut laisser les professionnels des violences sexuelles agir.
Certaines officines vendent des bandelettes anti-soumission chimique pour détecter la présence de substances dans les boissons.
Qu’en pensez-vous ?
Selon moi, ce n’est pas là que se joue le rôle du pharmacien qui doit être dans l’orientation et l’accompagnement. Ensuite, ces dispositifs – comme les vernis à ongles qui seraient capables de détecter la « drogue du violeur » en changeant de couleur – entretiennent malheureusement l’idée que tout ne serait qu’affaire de prudence pour la victime. Enfin, cela est source de questionnements : combien faut-il de bandelettes pour pouvoir boire mon verre sans risque ? Dois-je tremper la bandelette à chaque gorgée ? Combien faut-il de doigts vernis pour ma soirée ? De plus, ces vernis « anti-viol » sont souvent fabriqués aux États-Unis et ne détectent que 4 ou 5 substances, dont le rohypnol qui n’existe plus en France depuis 2013, alors que des centaines de substances de soumission chimique circulent…
En réalité, la soumission chimique est d’abord une affaire de confiance trahie. Dans la majorité des cas, la victime connaît son agresseur. Aussi, je préfère plutôt m’orienter vers la promotion d’outils de vigilance solidaires et les plus inclusifs possibles : veillez les uns sur les autres dans les milieux festifs, grâce notamment à des applications qui permettent de signaler une mise en danger, apprendre les gestes qui sauvent, les conduites à tenir, comment alerter et orienter. ■