Le retail, l’outil à privilégier

Face à la montée en puissance de l’e-commerce, à la maîtrise des dépenses de santé et aux économies générées, année après année, par la baisse des prix des produits de santé et la promotion des génériques, le sell-out est devenu la voie royale de l’officine si elle sait se différencier.

L’information est tombée le 31 octobre dernier. Ce que tout le monde pressentait – et redoutait – est donc finalement arrivé outre-Atlantique : Amazon a obtenu dans différents États américains une licence pour commercialiser des médicaments, y compris sur ordonnance. Selon la chaîne de télévision CNBC, cette activité cible un marché qui pourrait lui rapporter entre 25 et 50 milliards de dollars. Conséquence immédiate de cette information non commentée par la firme qui se laisse jusqu’à Thanksgiving, fin novembre, pour décider si ce marché l’intéresse à long terme : les chaînes pharmaceutiques américaines ont dévissé en Bourse. Et selon certains observateurs, l’enseigne aurait récemment recruté différents experts du secteur…

Pourtant, le fait qu’Amazon acquière ces droits ne signifie pas nécessairement que l’entreprise va commencer à vendre des médicaments sur ordonnance. Et même si c’était le cas, l’offre « pharmacie » de Jeff Bezos pourrait varier d’un État à l’autre. Les textes précisent État par État les types de produits qui seront autorisés à la vente par la plateforme : « les produits pharmaceutiques légaux, les fournitures ou les dispositifs et les dispositifs hypodermiques ». Par exemple, la demande de licence d’Amazon dans le Nevada ne couvre pas les substances contrôlées… Ana Gupte, analyste chez Leerink Partners (Boston), a déclaré que l’obtention de ces licences pharmaceutiques en gros par Amazon « renforce malgré tout notre conviction de son entrée prochaine dans la chaîne d’approvisionnement en médicaments. À voir s’il construira un partenariat avec un répartiteur existant ou s’il créera son propre service ».

Une fine stratégie

Depuis que le géant du commerce en ligne a racheté l’entreprise Whole Foods Market (12,2 milliards d’euros) en juin dernier, les financiers américains, et notamment Leerink Partners, guettaient de près les faits et gestes d’Amazon en direction de la pharmacie. Cette acquisition, la plus importante jamais réalisée par le groupe fondé par Jeff Bezos, constitue une étape majeure de la redistribution des cartes dans le commerce alimentaire. Pour Amazon, ce mouvement était à la fois stratégique et opportuniste, car il s’attaque à une proie affaiblie : le bio. Certes, le distributeur texan Whole Foods constitue l’un des plus beaux succès du secteur de ces dernières années, précurseur de l’alimentation bio aux États-Unis dans les années 80, bien avant que ses concurrents n’amorcent le même virage. Quand bien même : si le marché du bio a explosé avec une croissance des ventes de 209 % en l’espace de 10 ans aux États-Unis, pour atteindre 43,3 milliards de dollars, selon les chiffres publiés par l’Organic Trade Association, la concurrence s’est aussi largement intensifiée et, aujourd’hui, la grande distribution traditionnelle détient près de 54 % du marché du bio. Le réseau de magasins de Whole Foods Market va pouvoir à terme constituer un relais efficace pour déployer son modèle de livraison, sans nécessairement passer par des entrepôts éloignés des lieux de consommation.

Amazon aurait-il donc racheté Whole Foods, en partie, pour pouvoir installer des pharmacies dans les épiceries. Cela pourrait signifier qu’Amazon poursuit une configuration similaire à celle de Target, deuxième plus grande chaîne de distribution alimentaire en Amérique, avec CVS, chaîne de pharmacies. En effet, CVS Health a acheté la division pharmacie de Target pour 1,9 milliard de dollars américains (1,6 milliard d’euros) pour ensuite installer des pharmacies CVS dans ses magasins… Comme Amazon l’a finalement fait en ouvrant sa première librairie Amazon Books à New York en mai dernier.

Contrairement aux apparences, les Américains n’étaient pas pour autant unanimes quant à l’arrivée de ce géant dans le secteur réglementé du médicament. Certains même n’y croyaient pas. En juillet dernier, le PDG de Walgreens, Stefano Pessina, a exprimé des doutes sur le fait que la pharmacie doive un jour faire face à l’entrée d’Amazon sur le « marché » de la prescription médicale. Dans le Nouveau Monde, la vente de médicaments sur ordonnance assure aux pharmacies une clientèle régulière, mais l’avenir de ce modèle est aussi incertain qu’il l’est en France. Les médicaments génériques et l’Affordable Care Act ont exercé des pressions sur les prix et réduit les coûts pour les consommateurs, pas nécessairement pour les pharmaciens. À cette instabilité s’ajoute un environnement politique houleux, où les actions récentes du Congrès et de l’administration Trump sont sur le point de perturber les politiques de soin.

Tremblez pharmacie et GMS

Les chaînes de pharmacie Walgreens, Rite Aid ou CVS ne seront pas les seules à être touchées par un tel mouvement. Walmart, incontournable de la grande distribution et acteur majeur de la pharmacie, avait déjà engagé une guerre électronique avec Amazon, persuadé de conserver une longueur d’avance grâce à son énorme flotte de magasins physiques. Avec les nouvelles fonctionnalités de son application mobile (paiement, coupe-file…), Walmart cherche à différencier l’expérience d’achat en offrant le même niveau de confort qu’Amazon tout en continuant à tirer parti de son empreinte physique. Les options de livraison rapide et la baisse des prix des médicaments constituent la prochaine étape pour Amazon afin de répondre à la demande massive d’une expérience d’achat plus simple, plus rapide et plus pratique. Le site de vente par internet livre déjà des médicaments grâce à son service Prime Now au Japon… Un géant qui grandit encore et force tous les secteurs à se repenser.

« Le vrai concurrent de l’officine, c’est Amazon », prédisait quelques jours plus tôt Olivier Dardelin, président fondateur du cabinet d’audit et de conseil éponyme, spécialiste du retail, dont la vocation repose sur l’entraînement commercial. « Pourra-t-on un jour vendre des produits pharmaceutiques sur internet ? », s’interrogeait au même moment Franck Rosenthal, expert en marketing du commerce, avant de constater, avec le recul : « L’offensive d’Amazon montre que ça commence déjà. Et au-delà du développement en ligne auquel nous assistons, il faut aussi citer les lobbies des grandes et moyennes surfaces emmenées par E.Leclerc autour d’une stratégie : une politique de prix agressive. À l’instar d’Amazon, leur victoire est une question de temps… »

Une lecture lisible de l’offre…

C’est dire si les pratiques commerciales à l’officine, qui ont déjà pas mal évolué, vont encore beaucoup changer. « Le modèle des pharmacies va fondamentalement se transformer, commente Franck Rosenthal. Quand le gâteau ne grossit plus, on est toujours plus nombreux à se répartir les parts. En d’autres termes, la situation concurrentielle des officines va se durcir. La première bonne nouvelle, c’est que ce sont les consommateurs qui vont décider, ce qu’ils n’ont pas encore fait. La seconde bonne nouvelle, c’est que les officines peuvent jouer de leur proximité avec leurs clients et leur ouvrir des “consultations” qu’elles seules peuvent assurer. » L’exemple le plus emblématique est évidemment celui de la vaccination contre la grippe saisonnière, dont l’expérimentation est en cours. « Sur des prestations à caractère médical relativement faible, les pharmaciens d’officine peuvent contribuer à désengorger les cabinets médicaux et à lutter contre la désertification médicale, estime-t-il. En revanche, sur le paramédical et le bien-être – qui restent pour l’heure le nerf de la guerre –, ils doivent avoir un discours beaucoup plus pointu sur les marques fortes et travailler en collaboration avec elles à cet effet. » « En matière de sell-out, il faut généralement que la marque soit appréciée par les distributeurs (ici, le titulaire et son équipe) afin qu’ils vendent plus, ajoute Olivier Dardelin. Mais cette logique ne fonctionne plus. D’une part, le pharmacien n’y a pas été formé et reste novice en la matière, d’autre part, il dispose d’un temps limité, enfin, on observe une saturation des distributeurs – et pas seulement des pharmaciens – sur les marques qui, précisément, leur prennent du temps. Si l’on est monomarque, ce n’est pas un problème, mais ce n’est pas le cas des officines. » Pour les deux experts, ce qui distingue les officines des autres commerces tient à trois paramètres pénalisants : une offre quasiment identique, des conseils similaires, des prix de plus en plus bas. « Elles doivent donc faire la différence sur le concept et les vertus de chaque produit, explique Franck Rosenthal. Prenez les infusions : si un client a une lecture lisible de l’offre de son officine, il est très fort ! »

… Et du personnel en rayons

Aujourd’hui, selon Olivier Dardelin, les marques qui veulent produire un effet en officine ne doivent plus avoir une approche produit. « La stratégie de la plupart des clients est de devenir LA marque préférée, détaille-t-il. De ce point de vue, nous devons aider le distributeur à mieux gérer son business en termes de management pour augmenter son trafic. Le commercial devient donc, de facto, un coach qui doit lui apprendre à être un bon retailer. Mais les officines ont une contrainte qui fait d’elles un cas à part : c’est le médicament qui leur amène la clientèle. Or il n’y a personne sur la surface de vente pour aider le client à acheter ni même des paniers à l’entrée. Idéalement, on devrait trouver dans toutes les officines un personnel dédié au médicament et un autre qui déambule en rayons. Lorsque l’on sait que, dans la majorité des cas, les trois quarts de la superficie sont consacrés aux produits non médicamenteux, ce n’est guère judicieux, car ces produits restent cantonnés à de la vente complémentaire. Si le pharmacien est accompagné par un commercial qui connaît bien les fondamentaux du retail, il saura faire ses commandes et ledit commercial deviendra son partenaire privilégié en vertu du principe qui veut que la première marque arrivée devient la marque préférée. C’est du long terme, mais productif. » Pour Franck Rosenthal, outre la mise en avant de leurs compétences et de celles de leurs équipes qu’il évoque plus haut, un postulat doit être adopté et valorisé par les titulaires : la visibilité de l’offre et la communication sur les avantages clients. « Marketing, merchandising, concept du magasin… même si les enseignes travaillent beaucoup là-dessus, ce sont des fondamentaux qu’il faut retenir, conseille Franck Rosenthal. Mais il ne faut pas non plus oublier le parcours client. L’attente est un vrai sujet de réflexion dans tous les secteurs de la distribution. Dans les magasins d’optique, il est par exemple possible de réserver des créneaux horaires. Pourquoi pas en pharmacie ? » « Internet est le premier contact du consommateur qui, bien souvent, y fait un préchoix ; lorsqu’il se déplace à l’officine, il est plus averti et dispose d’informations précises. Il n’a pas envie d’attendre indéfiniment au comptoir », abonde Olivier Dardelin.

En somme, la mise en scène, le marketing sensoriel, l’entrée en contact avec la marque et ses produits, les services innovants, les entretiens divers, les testings, les écrans d’information dynamique, les bornes tactiles, le multicanal… sont autant de moyens à privilégier pour rendre les points de vente plus attractifs et répondre ainsi tout à la fois à la montée en puissance de l’e-commerce et à la concurrence des enseignes de grande distribution et espaces de parapharmacie. On observe d’ailleurs que les officines sont de plus en plus nombreuses à adopter ces nouveaux paramètres. Une preuve qu’elles ont compris où était leur priorité, sans entamer leur vocation originelle.

« Si le digital est devenu incontournable dans le parcours d’achat, le point de vente physique reste essentiel pour recruter et fidéliser. ” Franck Rosenthal, expert en marketing du commerce.


La mutation de l’officine vue par les banquiers

« En matière de financement d’officine, les montages requièrent certaines spécificités… », sourit Julien Satti, responsable de Solyphar, une entité dédiée à la pharmacie et aux professionnels de santé du CIC Lyonnaise de Banque, qui couvre le grand quart sud‑est de la France. « La durée usuelle de prêt pour acquérir une officine est de 12 ans quand la plupart des financements d’acquisition dans les autres secteurs d’activité sont de l’ordre de 7 ans. Cette différence s’explique principalement par les valorisations des structures dont les prix de vente ont connu, par le passé, une forte augmentation. » Pour les établissements bancaires, le pharmacien représente, dans sa commune ou sa ville, une personnalité autant qu’un vecteur de recommandation. « Pour nos agences de proximité, le pharmacien reste un client d’importance dont les pratiques et le métier ont beaucoup évolué : digitalisation, webto- store, click & collect… Les titulaires sont en attente d’une forte réactivité et d’une bonne connaissance de leurs problématiques. C’est la raison pour laquelle nous leur proposons une offre dédiée, notamment dans le domaine des flux. » Le consommateur n’a pas envie d’attendre indéfiniment au comptoir ” Olivier Dardelin, président fondateur du cabinet d’audit et de conseil éponyme.